Premier Episode: Un printemps 1962
FEUILLETON
LE BAPTEME DU FEU
Ce jeudi 26 avril 1962, Georges Pompidou gravit avec une certaine nervosité les marches qui vont l’amener juste au-dessous du Perchoir de l’Assemblée nationale (alors présidée par Jacques Chaban-Delmas) afin d’y prononcer son discours de Politique Générale…
A 51 ans, il a été nommé quelques jours plus tôt (le 14 avril), Premier Ministre par le Général de Gaulle, dont il est l’un des plus proches collaborateurs depuis l’immédiate après-guerre. Il devient ainsi le deuxième chef de gouvernement de la Vème République, succédant à notre autre fidèle compagnon de route de l’homme du 18 juin : Michel Debré.
Autant dire tout de suite que le contexte politique est tendu, sur fond d’indépendance de l’Algérie et d’un épineux débat concernant l’élection du président de la République au suffrage universel (ce qui a entrainé la démission de Debré, farouche adversaire de cette réforme).
Le Général a donc fait un pari audacieux en propulsant à l’Hôtel de Matignon, un « inconnu » du Grand Public, certes bon technocrate mais bien peu accoutumé à la rudesse de la vie politique de façon frontale.
LE FIDELE PARMI LES FIDELES
Pourtant, le natif de Montboudif (Cantal) n’est pas complètement un « novice » en politique ni même un inconnu dans les cercles du pouvoir et dans la sphère économico-financière. En effet, il a été Directeur Général de la Banque Rothschild, ce qui ne va pas tarder à lui être reproché (tout comme l’actuel locataire de l’Elysée, également salarié dans la même banque). Il est alors membre du Conseil Constitutionnel depuis 1959.
Comme cela été mentionné plus haut, sa proximité avec le chef de La France Libre date de 1944, au lendemain de la Libération de la France. A l’époque, Georges Pompidou est enseignant en classes préparatoires….Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure où il a eu comme condisciple Léopold Sédar Senghor (futur Président du Sénégal) et Aimé Césaire (Poète et parlementaire) mais également le diplomate René Brouillet qui va l’introduire auprès du Général de Gaulle, dont il était alors le directeur de Cabinet.
A contrario d’autres « Barons » du Gaullisme (Debré, Chaban, Messmer et son copain Brouillet), Georges Pompidou n’a pas participé à la Résistance mais la légende veut que le Général cherchât alors un « Agrégé sachant écrire ». Il va en tout cas devenir un de ses plus proches collaborateurs, l’accompagnant même durant sa « traversée du désert » (entre 1946 à 1958).
UNE MISSION DIFFICILE
En ce printemps 1962, le pays sort de 8 années de Guerre d’Algérie, qui a abouti sur les « Accords d’Evian » signé en mars et qui vont déboucher sur l’Indépendance du Pays (proclamée le 5 juillet), une des premières missions du nouveau locataire de Matignon sera de « consolider » le régime Gaulliste établi en 1958 mais également de continuer à moderniser la France qui était sortie très affaiblie au lendemain du second conflit mondial.
A la tribune de l’Assemblée, le discours du Premier Ministre sera jugé comme un peu long et plutôt monotone, certainement marqué par une évidente mais compréhensible nervosité, du fait de ce baptême du feu politique. Pourtant, Georges Pompidou va pouvoir affirmer haut et clair sa vision pragmatique des futurs enjeux politiques, économiques et sociaux de cette époque des « Trente Glorieuses » comme l’avait surnommée l’économiste Jean Fourastié.
Son objectif principal est de moderniser la France, en la transformant en grande nation industrielle, dotée d’infrastructures nouvelles et en favorisant la croissance économique tout en mettant en place de grandes réformes sociales afin d’améliorer le bien-être des Français.Il n’omet pas bien sûr de rappeler le rôle primordial que doit tenir la France hors de ses frontières, en continuant à promouvoir la coopération économique avec nos voisins européens (« Le marché commun » mis en place en 1957) tout en revendiquant une certaine indépendance nationale s’émancipant de l’influence Américaine ou de la pression Soviétique.
Le nouveau Premier Ministre rappelle enfin que la France Gaullienne compte bien réaffirmer sa volonté d’indépendance nationale. Cela inclut des positions fermes face à la guerre froide et à l'implication de la France dans des organisations internationales, tout en gardant un contrôle strict sur ses propres affaires….
LES PREMIERS PAS DU GOUVERNEMENT POMPIDOU
Son premier gouvernement est constitué de plusieurs partis dont l’UNR (le Parti Gaulliste), du MRP (ancêtre du Centrisme), du CNIP et des Gaullistes de Gauche. 29 membres, dont 5 ministres d’Etat et 9 secrétaires d'Etat.
Parmi les membres de l’équipe gouvernementale, citons André Malraux (Culture), Pierre Pfimlin (Coopération) Maurice Couve de Murville (Affaires Etrangères), Jean Foyer (Justice), Valéry Giscard d’Estaing (Economie), Edgard Pisani (Agriculture), Roger Frey (Intérieur), Louis Joxe (Affaires Algériennes), Pierre Sudreau (Education) ou encore Maurice Schumann (Aménagement du territoire).
Notons qu’aucune femme ne fait alors partie du Gouvernement. Une absence de représentation qui est également édifiante au parlement élu en 1958 : 8 députées siègent seulement entourées de 570 collègues masculins !Seul lot de consolation : l’élection à la vice-présidence de l’Assemblée, de la Député Radicale de Seine et Oise, Jacqueline Thome-Patenôtre. Le Sénat présidé par Gaston Monnerville n’est guère mieux loti : seules 6 femmes parmi les 314 membres de la Chambre Haute !
Le premier Gouvernement Pompidou va durer un peu plus de 7 mois dans un contexte politique assez compliqué et ce, au sein même de la Majorité Présidentielle….
L’EUROPE DEJA SOURCE DE DIVISION
En effet, lors d’une conférence de Presse le 15 mai, Charles de Gaulle confirme son opposition à une « Europe Supranationale » défendue par le MRP, l’aile Centriste et Europhile issue de la Démocratie Chrétienne tout en les raillant avec sa fameuse formule, les suspectant d’être partisans d’écrire et de vouloir penser en quelque « Espéranto ou autre Volapuk intégré ».
Dès le lendemain, le divorce est consommé et les cinq membres MRP du Gouvernement (MM. Pflimlin, Schumann, Bacon, Buron et Fontanet) font leurs valises et rejoignent de l’Opposition au régime Gaulliste et bon nombre d’entre eux soutiendront la Candidature de Jean Lecanuet en 1965. Ils seront remplacés notamment par des Gaullistes ou des sympathisants (dont Georges Gorse et Raymond Marcellin).
LES JOURS HEUREUX DE LA CROISSANCE ECONOMIQUE
Au niveau économique, le pays se porte bien, jouissant d’une croissance du PIB à plus de 5 % qui profite aussi bien aux ménages qu’à la production industrielle ainsi que d’un taux de chômage très bas : un peu plus de 200 000 demandeurs d’emploi à l’époque…La France compte alors 47 millions d’habitants (contre 40 au sortir de la guerre), avec un taux de fécondité de 2,7 enfants (contre 1,61 aujourd’hui), mais qui ne pas tarder à fléchir, du fait de la fin du « baby-boom » entamé à la Libération
Notons que 19 millions d’entre eux font partie de la population active (dont les 2/3 sont des hommes). La France compte alors un secteur primaire encore important puis qu’il représente 20 % de l’activité économique dans un pays qui compte encore 38 % de sa population en zone rurale (contre 19 % aujourd’hui).C’est cette année 1962 que va être lancée la Politique Agricole Commune (PAC), dont l’un des promoteurs n’est autre qu’Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture ainsi que la création des GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun).
Mais 1962, c’est l’âge d’or de l’industrie Française qui était alors en pleine transformation durant cette période dite des « Trente Glorieuses » (1945-75) qui se caractérisait par un essor industriel rapide, une hausse de la productivité ainsi qu’une modernisation des infrastructures. Les industries adoptent de nouvelles technologies ainsi que des méthodes de production caractérisées notamment par l’introduction de machines automatisées, avec toutefois les avantages mais également les inconvénients que cela va comporter….
L’Etat continue alors de jouer un rôle central dans l’économie, c’est alors l’époque des grands plans quinquennaux et des investissements massifs dans des secteurs stratégiques. L’industrie lourde continue de jouer un rôle-clé, notamment les secteurs de la sidérurgie et de la métallurgie situés dans le Nord et l’Est de la France. On produit alors de l’acier pour alimenter les besoins en construction et en fabrication de machines.
Avec la démocratisation de l’automobile, on atteint presque 7 millions de véhicules en 1962, soit environ une voiture pour 6.8 habitants, les marques Françaises dominent le marché : Citroën, Peugeot et Citroën et les voitures les plus vendues sont la R4 et la 2CV.En matière énergétique, c’est le Charbon qui reste la source majeure mais la concurrence avec l’industrie pétrolifère s’affirme de plus en plus.
Les autres secteurs qui se développent alors sont ceux de la chimie et de la plasturgie ainsi que les produits chimiques pour l’agriculture (engrais).L’Aéronautique avec Sud-Aviation (l’ancêtre d’Airbus), la Défense, dont le programme militaire est essentiellement axé sur le développement du Nucléaire et enfin l’Agroalimentaire qui s’industrialise pour répondre à la demande croissante de produits transformés et emballés.
C’est dans le secteur de l’innovation et des technologies qu’une révolution silencieuse se prépare avec l’introduction progressive de l’informatique dans les grandes entreprises et les administrations. Les grands projets ambitieux voient le jour, tel le « Concorde » (en collaboration avec le Royaume-Uni) ou encore des travaux en Robotique et l’automatisation qui va commencer à transformer les chaînes de production.
On aime à rappeler que Georges Pompidou fut donc l’artisan du formidable développement industriel de la France de cette époque, aidé il est vrai par une conjoncture économique particulièrement favorable….Néanmoins, la France de l’époque, pays très centralisé souffre du retard industriel de certaines de ses régions qui semblent oubliées au profit des grands pôles comme Paris, Lyon, Marseille et Toulouse.
La relative stabilité politique que connait le pouvoir ne doit pas non plus faire oublier les tensions sociales et les manifestations de revendication de meilleures conditions de travail et de salaires plus élevés, malgré une amélioration sensible du niveau de vie.
A l’époque, on ne parle pas encore de mondialisation, la Chine de Mao n’est qu’un pays renfermé sur lui-même mais les industries françaises doivent faire face à la montée en puissance des USA et de la voisine, l’Allemagne de l’Ouest…
VERS UNE TERTIARISATION DE L’ECONOMIE, LE CHOC DU FUTUR
La France, membre fondateur du Marché Commun commence à renforcer ses partenariats avec d’autres pays européens (y compris avec le Royaume-Uni, mais dont l’adhésion à la CEE est bloquée par le Général de Gaulle). Les industries françaises se tournent de plus en plus vers l’exportation pour développer leur marché, notamment dans les secteurs de l’automobile et de la chimie.
En conclusion, cette année 62, très bénéfique pour l’industrie française est encore très largement dominée par l’intervention de l’Etat (avec ses fameux « grands monopoles ») et une volonté d’accélérer l’esprit de reconstruction d’un pays depuis la fin de la guerre et prêt à rentrer dans une nouvelle ère de modernité…
Le secteur tertiaire qui occupe déjà un peu plus de 40 % de la population regroupe toutes les activités telles les services publics (éducation, santé, administration publique), le commerce, les services financiers (banques, assurances), les transports et les communications mais également les loisirs et le tourisme, qui vont connaitre un essor fulgurant dans la décennie qui s’annonce.
La forte croissance économique a permis d’augmenter de façon significative la consommation des ménages et une diversification des services. L’expansion démographique a entraîné une demande accrue de services urbains que la « crise du logement » entamée dans les années 50 implique un vaste programme de développement en matière d’habitat à travers le territoire.
Le début de la « société de consommation » va complètement bouleverser le commerce traditionnel au profit des premières grandes surfaces et changer de facto la mentalité des consommateurs.
L’amélioration du niveau de vie, via les biens d’équipements des ménages (télévision qui va constituer une « révolution » au sein des foyers, l’électroménager ou dans une moindre mesure, la téléphonie) et le développement du tourisme, y compris international sont les signes avant-coureurs de la « tertiarisation » de l’économie, qui en se développant va lentement mais surement réduire la « part » du secteur Industriel (avec l’automatisation et la suppression des emplois non qualifiés).
LE MATIN DES RAPATRIES
A contrario, le volet politique est semé d’incertitudes et pourrait menacer la stabilité du régime Gaulliste, avec la volonté du Général de lancer un Referendum pour l’élection du Président de la République au suffrage universel ainsi que le très délicat dossier post-guerre d’Algérie…
Concernant ce deuxième volet, Il parait déjà loin le temps où le Général de Gaulle, accueilli comme un sauveur à Alger en 1958, avait proclamé « Je vous ai compris ». Face à une foule enthousiaste qui pensait pouvoir rester ad vitam aeternam dans sa terre d’origine et cohabiter avec la communauté Musulmane en quête de libération nationale…
A l’origine, seuls 400 000 d’entre eux étaient prévus pour le rapatriement et encore sur un déploiement s’étalant sur 4 ans, malheureusement, à la suite des Accords d'Evian et malgré la fin de la Guerre d'Algérie, l'insécurité sera persistante et les représailles contre les populations Européennes et pro-Françaises vont accélérer l'exil de ces dernières sans oublier les exactions des deux franges les plus radicales : l'OAS (Organisation Armée Secrète, pro-Algérie Française) qui a commis de nombreux attentats ainsi que les groupes nationalistes du côté Algérien .qui organisent plusieurs massacres (dont celui d'Oran en juillet 1962)..
On connait la suite : Il y aura en fait une arrivée massive de près d'un million de rapatriés, dont un très grand nombre arrivent démunis, déracinés (sans vraiment de lien avec la Métropole) et qui doivent reconstruire leurs vies en outre mal accueillis par une partie de la population Métropolitaine qui les accusent d’être responsable de la crise en Algérie et ne vont pas toujours faciliter leur intégration déjà difficile.
Certaines régions et villes seront cependant « boostées » par cette arrivée massive, notamment à Toulouse et Montpellier qui voient leur population connaitre une croissance exponentielle.
Auparavant, trois référendums sur ce sujet seront organisés en l’espace d’un an ! Les deux premiers sous le Gouvernement Debré, le troisième sous celui de Georges Pompidou.
Le premier a lieu le 8 janvier1961 concernant l’autodétermination de l’Algérie, auxquels participent les Français de Métropole comme ceux d’Algérie. Il recueille 75 % de « Oui ».
Le second referendum est celui des « Accords d’Evian » qui ne concerne que les Français de Métropole et qui recueille près de 90 % de « Oui ».
Enfin, le troisième et dernier referendum sur « l’indépendance » de l’Algérie » se tient le 1er juillet 1962 et uniquement de l’autre côté de la Méditerranée avec comme question posée : « Voulez-vous que l'Algérie devienne un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962 ? » . Le « Oui » va l’emporter avec 99.7 % des voix.
Après 132 ans de colonisation Française, l’Algérie accède donc à l’indépendance qu’elle proclame le 5 juillet 1962.
LE CONTEXTE DE L’ELECTION DU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
LA MOTION DE CENSURE
Le général Charles de Gaulle, devenu Président de la République, souhaite renforcer la légitimité de la fonction présidentielle en instaurant l'élection du président au suffrage universel direct. Jusqu’alors, le président était élu par un collège électoral élargi, composé principalement de parlementaires et de représentants locaux.En septembre 1962, de Gaulle annonce son projet de réforme constitutionnelle. Pour contourner une opposition possible au Parlement, il décide de soumettre cette réforme à un référendum, conformément à l'article 11 de la Constitution.
Cette méthode est perçue comme une entorse aux règles démocratiques, car l'article 89 de la Constitution prévoit une procédure spécifique pour réviser la Constitution, nécessitant l'accord préalable du Parlement. L'opposition, composée principalement de socialistes, communistes et de certains centristes, accuse de Gaulle de vouloir concentrer davantage de pouvoirs entre ses mains.
De Gaulle fait campagne sur le thème de la souveraineté populaire, affirmant que le suffrage universel est le meilleur moyen de garantir une démocratie forte. Ses opposants dénoncent un risque de dérive autoritaire.
Le référendum du 28 octobre 1962 est approuvé par 62 % des votants, malgré une forte abstention (plus de 20 %). Cette réforme marque un tournant dans l'histoire de la Cinquième République, donnant au président une légitimité populaire directe.
Cependant, le 4 octobre 1962, l'Assemblée nationale vote une motion de censure contre le gouvernement de Georges Pompidou, en réaction au projet de référendum. Ce vote est largement soutenu par l'opposition, mais aussi par certains députés de la majorité, qui contestent la méthode employée.
En réponse, de Gaulle dissout l'Assemblée nationale le 9 octobre 1962, déclenchant des élections législatives anticipées.
LE TRIOMPHE DES LEGISLATIVES
Malgré la crise politique, les élections renforcent le camp gaulliste, avec une large victoire pour l'Union pour la Nouvelle République (UNR) et ses alliés. Pompidou, malgré sa démission formelle après la censure, est reconduit à la tête du gouvernement. Certains pensaient qu’il partirait aussi vite qu’il était arrivé, ils se tromperont lourdement, ignorant alors qu’il resterait 6 ans à Matignon : un record de longévité toujours inégalé !
L'adoption du suffrage universel direct confère au président une autorité accrue, transformant la Cinquième République en un régime semi-présidentiel. :
Ces événements permettent à Charles de Gaulle de renforcer son emprise sur les institutions françaises. La légitimité démocratique issue du suffrage universel direct assoit la fonction présidentielle au sommet du système politique. A présent, le Président présidera et le Premier Ministre gouvernera….
Georges Pompidou, quant à lui, va entamer sa deuxième année à Matignon, ignorant alors qu'il ne quittera pratiquement plus le pouvoir pendant douze ans...

